N°36 ZAZIE DANS LE MÉTRO
de Raymond Queneau (1959)
Ah tiens le numéro 36 n'est toujours pas moi, qu'est-ce que je m'imaginais ? Cémoikialérdinkon !
Le numéro 36 est Raymond Queneau (1903-1976), l'immense inventeur qui est allé du Surréalisme à l'Oulipo en passant par le collège de Pataphysique et les Exercices de style. Tous les endroits où la syntaxe était malmenée, où les mots étaient triturés au XXe siècle, cet énergumène les a fréquentés. Il est l'autre violeur du verbe (après Céline et avant San-Antonio). Il est surtout l'auteur de Zazie dans le métro qui commence par un seul mot : « Doukipudonktan ».
Zazie dans le métro peut être considéré comme une version « ado » du Voyage au bout de la nuit,puisque l'argot, le français parlé, l'orthographe bousculée, les calembours et abréviations phonétiques ne sont pas ses seules armes. La narration réaliste aussi est remise en cause : comme chez son ami Boris Vian, les personnages de Queneau semblent sortis d'un rêve, accomplissent des besognes absurdes et ne respectent rien, pas même la crédibilité du récit. Pour faire genre, on pourrait dire que Queneau est naturaliste dans la forme et antinaturaliste sur le fond, ce qui peut surprendre de la part d'un membre éminent de l'Académie Goncourt.
Zazie a douze ans comme Lolita, mais elle couche moins, même si elle dit tout le temps « mon cul ! ». Elle débarque en train à Paris, gare d'Austerlitz, pour passer deux jours chez son oncle Gabriel, qui est stripteaseuse dans un cabaret « hormosessuel ». Ils vont faire le tour de la ville mais pas en métro car celui-ci est en grève. Ils croisent des personnages tous plus burlesques les uns que les autres : la serveuse Mado Ptits Pieds, la veuve Mouaque, le play-boy raté Pedro-surplus et Fédor Balanovitch le guide du Paris by night... Plutôt qu'un roman de formation, c'est le roman d'une déformation : Zazie apprend la liberté en visitant une capitale de carton-pâte (la tour Eiffel, les Invalides, le Sacré-Cœur...). Il se cache quelque chose de très sérieux derrière l'apparente frivolité de cette promenade. Zazie regarde le monde adulte et semble se dire « Ah bon ? ce n'était que ça ? » Et Gabriel de s'écrier : «La vérité, comme si quelqu'un au monde savait cexé ! Tout ça c'est du bidon î » A la fin du livre, quand Zazie rentre chez sa mère, celle-ci l'interroge :
« — Alors tu t'es bien amusée ?
— Comme ça.
— T'as vu le métro ?
— Non.
— Alors, qu'est-ce que t'as fait ?
— J'ai vieilli. »
Ferdinand Bardamu n'est plus très loin, ni Holden Caulfield, le héros de L'Attrape-Cœurde J.D. Salinger (publié 8 ans plus tôt), qui parlait à peu près le même langage : les « à kimieumieu » de Zazie faisant écho à ses « et tout » et ses « ou quoi ». On aurait pu aussi remonter plus loin, jusqu'à Rabelais, par exemple, mais la petite chérie aurait pris un coup de vieux alors restons-en là.
Souvent, les grands livres roulent des mécaniques, on a l'impression qu'ils friment en klaxonnant : « Attention : chef-d'œuvre ! », alors qu'à la lecture de Zazie dans le métro, tout semble facile ; l'humour, la tendresse, l'irrespect, le je-m'en-foutisme montrent que parfois un génie doit savoir cacher son génie pour être un vrai génie. Il ne s'agit pas de fausse modestie mais de vraie élégance, car comme dit Queneau : « c'est en lisant qu'on devient liseron ». Le principal exploit de ce livre ne serait-il pas de prouver une fois pour toutes qu'on peut très bien concilier l'avant-gardisme avec la rigolade ?